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Critique Littéraire

EN ATTENDANT BECKETT

(Waiting for Beckett)

Sous-Titre: N'importe quel Godot fera l'affaire

par Anthony Steyning

Une traduction de Raphaël Loison

  

 

« Dis-lui que tu nous as vus… » c’est ce que Didi demande au garçon vers le milieu de la pièce et de nouveau vers la fin de « En attendant Godot » ---- certainement la meilleure réplique de la pièce. J’ai vu Godot pour la première fois quelque vingt ans après la « première » à Paris ; je n’y ai rien compris. Un peu plus tard, j’achetai le texte en poche chez W.H.Smith à Montréal, le lus, le relus et le relus encore, toujours sans comprendre un traître mot. J’avais à peine trente ans alors, et j’étais particulièrement dégoûté de moi-même d’être incapable de comprendre une œuvre illustre, célébrée par les critiques du monde entier. Timidement, j’enquêtais sur son sens auprès de mes amis irlandais, tous savants fanatiques de théâtre, qui débitaient des analyses quasi-mystiques me passant largement au-dessus de la tête. Sans aucun doute, l’œuvre est noble, tendre, une sorte de show à la Buster Keaton, recelant quelques sublimes répliques comme « Merci d’avoir tenu ma société», et « on trouve toujours quelque chose, hein Didi, pour nous donner le sentiment d’exister »… que je sais maintenant être une expression française courante.  

(voir video, si vous voulez)

 

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Joli travail, en totalité, et pas si hors de ma portée que ça, et pourtant, à cette époque je n’arrivais toujours pas à saisir l’ensemble. Je me souviens de gens comme Eric Bentley qualifiant le Godot de Becket de création magistrale, de quintessence de l’existentialisme. Et du jugement de Norman Mailer affirmant que Beckett avait sexuellement ( !) refondé la Chrétienté. Malgré ces contradictions absolues et absurdes, je prétendais croire ces deux types, au cas où. Mais, en fait, ils étaient tout aussi sidérés que moi par ce tableau vivant et sans complot, mise en scène d’une hypnotique austérité, ce qui les a poussé à échafauder des comptes-rendus insensés pour couvrir leur pathétique confusion. Peut-être ce soir, quelqu’un refondera-t-il sexuellement la Chrétienté en scène ? Vous voulez venir voir ?

 

Mais trente ans plus tard, lors d’un récent voyage au Canada et grâce à la chaîne PBS accessible dans ma chambre d’hôtel, à l’occasion de la célébration du 50e anniversaire de Godot, parbleu, je crois que j’ai compris. Beckett enfin démystifié. Grâce au film de la représentation réalisée par le Dublin’s Gate Theatre produit pas plus de trois, voire quatre ans plus tôt. Servie par de splendides acteurs qui n’étaient pas encore nés lorsque la pièce fut présentée au Théâtre Babylone à Paris, mais, le croiriez-vous, capables de déchiffrer pour moi l’énigme Godot ! Chapeau, chers amis du Gate, chapeau cher Beckett, car finalement il n’y a pas de quoi avoir peur ou de quoi être intimidé : c’est une pièce terre à terre écrite dans une langue terre à terre, magnifiquement rythmée, par un homme terre à terre au sujet de préoccupations terre à terre qui occupent nos esprits à tous à un moment ou à un autre. Malgré une lumière inhabituelle, elle se présente avec tout l’ennui et la répétitivité, voulus ou non, de la vie réelle. Le tout baigné d’une morosité qui me décontenança tant d’années, comme une scène venue d’un aride outre-espace. Un paysage menaçant me menant à croire que la pièce était à propos d’autre chose alors qu’une chose est certaine, c’est que l’histoire que raconte Beckett se passe bien sur notre planète, pas sur une autre. Et notre monde est encombré, luxuriant, varié, et pas stérile, vide, froid. Excepté peut-être en Sibérie ou en Terre de Feu.

 

Mais il est bien certain qu’un sentiment décapant d’abandon, de complète solitude peut être éprouvé dans une grande ville, au milieu de la multitude, ce que je connais bien… ayant passé par là plus d’une fois. C’est une expérience cruelle, sordide, alors pourquoi ne pas situer Godot au milieu d’une place de marché, d’un match de football, ou un bordel surchargé ---- cela rend le sentiment de perte, de désaffection 10 fois plus aigu, tant qu’un sentiment profond de désespoir muet et d’aliénation y règne encore : en ne choisissant pas cette voie, Beckett et ses acolytes m’ont égaré longtemps.

 

Par exemple, pourquoi cet arbre, Sam ? Et pourquoi la suggestion redondante de s’y pendre – ceci devrait être suffisamment clair, non ? Pas besoin de le surligner, mon vieux. Ça aurait été plus naturel que tu donnes des valises à nos chers protagonistes, pour qu'ils découvrent qu'elles étaient vides. C'est-à-dire quel point plus mordant pour des gens s'en allant nulle part et sans abri, se demandant à quoi servent donc leurs bagages et qui disent Je déteste d'attendre pour que personne ne se ...T'es sur que t'as laissé la bonne adresse... comme s'il y en a une...?!

Et, encore une fois, pourquoi cette totale austérité ? Ne pouvons-nous nous pendre ou partir en solitude au milieu de la chaleur d’une foule ? Ou le paysage peint est-il supposé révéler la vacuité de l’existence ? Mais dans ce cas, pourquoi des gens comme Vladimir et Estragon, délicieuses épaves perdues, sont-ils si riches et chaleureux ? En remplissant cette vacuité, nous redonnant la capacité de croire en la vie : en l’aimant, pas en la détestant ou en la craignant.

 

Il me semble clair maintenant que Beckett explora quelques thèmes qui ne sont après tout pas si abracadabrants que ça : a) que faisons-nous ici ? immédiatement suivi de b) nous sommes abandonnés ! c) comme si cela ne suffisait pas, quelques uns s’emploient à passer leur temps ici en brutalisant les autres. Et d) le soliloque de Lucky comme bonus, un usage massif de mots ne donne pas pour autant du sens et/ou de l’existence. Quatre ingrédients essentiels, donc, aucun particulièrement inaccessible ou réservé à l’élite.

 

Pour s’en tenir aux faits, au cours d’une interview on demanda à Beckett si Godot est Dieu, il répondit : Je n’en ai aucune idée ! Il plaisantait certainement, ou sinon, jouait délibérément le coquet et le tortueux, un passe-temps cher aux Irlandais de temps en temps. Car Godot n’a rien d’existentialiste. Car là où il y a ‘attente’ il y a ‘espoir’, et là où il y a ‘espoir’ il ne peut y avoir d’absurdité ou de doute existentiel… La pièce ne célèbre à aucun moment l’existence comme fin en soi ou comme valeur non plus, au contraire elle crie le désir de la présence divine et, en fait, remet en cause la valeur de la vie sans cette présence. De sorte que En attendant Godot, bien que dans un sens peu conventionnel et abstrait ou non, est une pièce profondément religieuse, d’une profonde nostalgie non pour un ‘Godot’ en tant que tel, mais pour aucun Godot, Godard, Godinot, Godineau, Godinaud, aucun dieu, ou, oui, Dieu, tant que nous sommes désirés. Par quelqu'un! Ce besoin de servir une force supérieure, afin qu'existe un sens au sein de l'apparence. Même si Beckett, de façon compréhensible, et vue l’évidente misère du monde, semble en même temps et avec droit désillusionné à propos de Godot, de Dieu, d’un dieu, d’une force. Toute son angoisse étant donc et encore une fois de nature religieuse, parce que ce dernier saint paradoxe : simultanément amour et haine de Dieu, comme dans la vie réelle pour certains, est l’essence vivante de la pièce. Et cela n’a vraiment rien d’absurde ou d'existentiel , soulignant uniquement la si humaine fragilité.

 

« Dis-lui que tu nous as vus… » n’est pas une plainte. Ce n’est pas un rejet ni même un sarcasme ambigu. C’est une supplique, une prière, avec en son cœur un désir tel qu’il fait de tout le reste un camouflage. Et c’est ce camouflage qui était la source de mon incompréhension première. « Dis-lui… » c’est Beckett qui, par le garçon, implore Dieu (vraiment, qui d’autre, Sam ?) de venir, de se manifester, et c’est là qu’aurait dû se situer la fin. Malgré les véritables dernières répliques :   « Où irons-nous ? – Pas loin… » qui littéralement et figurativement ne mènent nulle part. Car ici, au moins pour quelqu’un comme moi, n’est pas être nulle part et donc le besoin d’aller ailleurs loin d’être impératif, d'autant plus que toute 'attente' est essentiellement chargée de cruauté, aspect que je supporte mal.

 

Samuel Beckett, je pense, bien que prudent de ne rien admettre, s’est pour le moins égaré dans ses propres révoltes et agacements. C’est pourquoi j’étais si perdu, puis enchanté d’avoir découvert que tous les autres, et en particulier ces papes de l’establishment littéraire, alors et probablement encore maintenant, n’avaient pas la moindre idée de la pièce ou de ce dont ils parlaient à l’époque. Mais grâce à cette brillante production du Gate je suis arrivé à ces conclusions il y a peu. (Ou bien suis-je tout simplement en train de mûrir finalement, et pas trop tôt…) Encore une fois, tout n’est pas perdu pour moi : Beckett avait mon âge quand il a percé, et encore, ne maîtrisant pas totalement sa sublime matière… A moins que… ? L’ « attente » est-elle un véritable choix pour nombre d’entre nous, peut-être pour certains, mais si vous voulez mon avis, pourquoi ne pas se contenter de vivre, de laisser la balle tomber là où elle doit! Tout comme à l'arrêt d'un autobus de la ville, s'il devient évident qu'il est annulé ou qu'il n'existe plus, commencez à marcher, mon vieux! Ça , alors, c'est existentiel!

 

Finalement, en ce qui concerne cette remarquable et libératrice production du Gate Theatre, dans la relation maître/esclave entre Pozzo et Lucky (comme toujours avec Beckett, l’humour noir des noms des personnages, tout comme Hamm et Negg de Fin de partie, nous donnant le sens d'un petit-déjeuner, sonnant comme Jambon et Oeufs en anglais. Ou monsieur Krapp, crap étant de la merde en anglais. Ou comme ici, Estragon, joli nom, fine herbe, presque grec, presque classique, presque Antigone, presque Sophocle, mais surtout des codes pour nous dire qu’il ne tient pas à être pris trop au sérieux), « Maître » Pozzo parle avec un accent de grand bourgeois anglais, et l’ « esclave » Lucky ( !) avec un fort accent irlandais. Le Gate veut-il nous rappeler quelque chose ? Retournons le couteau dans une vieille plaie idéalisée pour pas cher, ou ce jeu d’accents est-il une coïncidence ? Si ce n’en est pas une, c’est bien regrettable, car l’universalité était certainement le but de Beckett, pas une querelle de clocher politique entre Anglais et Irlandais défraîchie.

 

 

 

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