Comme le suggérait Einstein, nous dansons tous sur la même mystérieuse musique mais il semble clair que certains n’entendent que leur propre chanson. Car lorsque je plonge dans les yeux d’un fondamentaliste je ne vois aucune expression. Et sur ses lèvres je ne vois aucun sourire. Tout ce que je vois est une triste figure de cire qui se réjouit rarement à la vue ou à l’audition de qui ou quoi que ce soit.
Des croyants excentriques ne me dérangent pas et je suis prêt à les respecter dès lors qu’ils se montrent généreux. Ceux que je trouve intolérables et absolument partiaux sont ceux qui, exclusivement obsédés d’eux-mêmes, n’accordent aucune attention aux autres. Qui considèrent comme inexistants les Papous ou les Inuit, et sont prêts à tous nous ignorer ou pire nous éliminer sans hésiter pour autant à utiliser l’électricité, le téléphone portable, l’internet, l’automobile, l’avion ou, quand cela convient à leurs objectifs, le Semtex ou l’AK-47, révélations de Dieu, qu’ils n’ont ni inventé ni fabriqué. C’est de la fourberie. Ils profitent à tout va, ne produisent jamais, ne donnent jamais ; ils sont les habitants d’un triste univers qui ne vit pas, qui respire une cruelle contre-vérité, qui souffre d’une similaire impuissance liée à d’antiques mais toujours vivantes lettres qui se voulaient chaleureuses mais qu’ils n’ont pas seulement kidnappées mais aussi profondément assombries, refroidies et bornées.
Je suis assis à l’ombre d’une buvette, au sud de l’Espagne, dominant la côte africaine, profitant d’une légère brise au cours d’une petite pause dans cet ordinaire bar de plage où je viens de ramasser une brochure sur la plongée sous-marine qu’un inconnu a oubliée. Je suis frappé par le mot fondamental, à quel point il est fondamental pour le plongeur de s’arrêter à mi-chemin de sa remontée afin de dépressuriser. Ignorer cette étape conduit à la mort, ce qui suggère que le fondamentalisme auquel on n’a pas adhéré est totalement catastrophique. Sauf qu’un plongeur doit nécessairement émerger ou mourir noyé, ce qui signifie que l’objectif final de son projet, la sortie de son état aquatique, ne doit jamais être perdu de vue.
Un fondement est une structure supposée étayer un édifice utile… ou une vie. Un fondement qui ne permet plus l’élévation est un principe autolâtre, et n’est plus une force de vie. Par exemple, dans les brutales sociétés féodales, où on peut admettre l’agitation sociale, et même comprendre, sans toutefois l’excuser, le rejet violent, l’appel au fondamentalisme, de quelque sorte qu’il soit, n’offre aucune alternative puisqu’il cherche à maintenir la soumission, habituellement aussi effrayé par toute véritable innovation, tout comme avant, et en fait perpétue la terrestre misère qu’il prétend vouloir éradiquer. Comme si on voulait atteindre la lune en diligence ; car par définition, l’immobilisme canonique empêche toute amélioration de la vie quotidienne. En outre, bien que tant de croyances prescrivent de vivre humblement et se consacrent à notre ré-union avec l’Eternel, aucune ne déclare qu’en attendant nous devions jeter notre vie aux orties, vivre comme l’âne et nous vautrer dans la maladie. Nous nous devons donc de décider qui a raison, ceux qui cherchent à maintenir le plongeur où il est, le gardant pour toujours dans la célébration reconnaissante et prudente mais artificielle de son ‘fondamental’, ou ceux qui respectent son besoin de remonter et de respirer.
Ca ressemble à du Beckett, mais à un autre niveau, plutôt plat celui-là ; pouvez-vous imaginer une ville constituée uniquement de fondations, sans bâtiments, où les habitants vivent dans des fissures comme des cafards, attendant, attendant que quelque chose arrive à ces fondations ? Lorsque cela arrive, cela se révèle, encore une fois par définition, insuffisant, rien qu’un autre fondement. Car ces gens ne sont tout simplement pas autorisés à ériger quoique ce soit, à découvrir, à s’élever, toute idée valable leur étant interdite : pas besoin de médecine, pas besoin de science, pas besoin d’industrie, pas besoin d’étude, pas besoin de femmes éduquées, seulement de femmes soumises, pas besoin de livres sauf Le Livre, quel qu’il soit. Ne vous inquiétez pas, nous le lirons pour vous, tout en vous menaçant de punition et de souffrance éternelles alors que vous pensiez que le cauchemar en cours pouvait et devait s’arrêter.
Soyons clairs, un fondement considéré comme une fin plutôt que comme un moyen ne sert qu’à opprimer les gens et pour tel devrait probablement être interdit par Dieu. Dans ce contexte me revient cette formule : ‘Que votre Dieu soit avec vous’ que j’entendis prononcée par un étranger qui passait près de ma table en quittant le lieu où je me restaurais. Afin que le Dieu de quelqu’un puisse vraiment être persuadé de parler à nouveau. Après tout, ça fait plus d’un millénaire que quelqu’un ne L’a pas entendu. ‘Vous ne prendrez pas ce que Je dis au pied de la lettre’, ou bien, ‘Mon intangible intention est de ne blesser aucune âme vivante’. En clair : ‘Vous ne Me rendrez pas hommage en Me faisant prononcer des paroles ridicules !’ Et plus précisément : ‘Mes frères, pensez-vous vraiment que Je vous ai donné la vie pour la gaspiller, glorifiant Mon Nom à chaque fois que vous utilisez une arme mortelle ?’
Tuer quelqu’un parce qu’il ne croit pas en ‘Winnie-l’Ourson’ ou parce qu’il le traite grossièrement serait tout aussi inacceptable. N’oublions donc pas que le bon sens aussi est un critère de base, tout comme l’est la liberté et contrairement à tout enchaînement. A l’autre extrême, Sartre proclama que notre existence est de notre responsabilité, ce qui est juste, mais aussi suggéra qu’un égoïsme débridé équivalait à la liberté, ce qui est faux : aucun homme ne peut se couper du reste du monde, de la musique d’Einstein, et la liberté de l’un ne devrait jamais être l’enfer de l’autre. (Curieusement, alors qu’il se plaignait que l’enfer c’est les autres, Sartre ne semble s’être jamais posé la question de savoir ce que ces ‘autres’ pensaient de lui.)
Maintenant, dans notre tentative d’évaluation de l’existence il ne sert à rien de monter sur nos grands chevaux avec le style pédant de notions du genre « Je suis plus brillant que vous ». Qu’est-ce qu’un acte, qu’est-ce que la volonté, qu’est-ce que l’être comme antonyme du néant de certains cerveaux, mais qui pourrait bien n’être pas rien, puisque d’autres concluent que le néant ne peut pas être. Car tant que toute souffrance n’a pas été éradiquée tout ceci est stupide et nous éloigne d’où nous devrions canaliser notre énergie ; un peu comme montrer fièrement son Picasso à un enfant mourant du Sahel en s’attendant à le voir sourire d’appréciation.
Car tout cela n’a pas d’importance. Ce qui est important c’est que la faim existe, que les bombes et les balles existent ; pas besoin de spéculer plus loin. Si bien qu’un pas dans la direction d’une existence responsable sur cette planète ou le vieil axiome de tolérance « vivre et laisser vivre » représentent la seule justice viable et donc le seul fondement digne d’être défendu et sur lequel construire notre avenir. Défendu avec une immense branche d’olivier, bien sûr.
Inédit Janvier 2006
Section: essais