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Critique Ciné

La Vie des Autres

vous offerte

par

Anthony Steyning

Traduite par Raphaël Loison

 

J'ai visité Berlin-est quelques années après la chute du mur, on pouvait encore sentir le miasme moral, presque le toucher, incrusté partout dans les affreux immeubles. En Grande-Bretagne il faut un acte du Parlement pour détenir plus d'une quinzaine de jours des ennemis déclarés de l'Etat hautement suspects. Par contre, en Espagne, il y a de ça un an, un de mes amis a été arrêté et détenu 6 mois à partir de charges non étayées. Ici, le magistrat exécutif de la Couronne n'a pas eu besoin d'un acte parlementaire ou d'un mandat: il était le juge, la Cour, l'Etat. Dans certains pays, c'est aussi facile que ça quand on veut vous écarter un moment. Et ce qui est encore plus étonnant est qu'un état policier comme l'ancienne République démocratique d'Allemagne se soit livré à ces contorsions, ces jeux de chat et de souris parfois mortels, pour soumettre des personnes contestataires, mais pas toujours traîtres à leur pays. Et alors ? Rassemblez-les et faites les disparaître, non ? Mais nous n'aurions pas vu une fiction de qualité comme "Das Leben der Anderen" ou  "La Vie des Autres" se dérouler devant nous, ce qui, bien évidemment, est inacceptable.

Ceux qui me jugent impatient ont peut-être raison. Ce qui pourrait expliquer que j'ai trouvé le magnifique ouvrage , du metteur en scène Florian Henckel von Donnersmarck légèrement trop long, avec quelques scènes artificielles qu'on aurait pu laisser de côté : l'agent de la police secrète auquel une prostituée fait une faveur ou qui croise par hasard la maîtresse (magnifiquement interprétée par Martine Gedeck) à la morale pragmatique qu'il est chargé d'espionner, scènes qui apportent peu au récit. Je pense aussi aux interrupteurs électriques piégés mais de facture trop occidentale ou à la librairie marxiste encore ouverte deux ans après la réunification ou encore à l'improbable jazz américain contemporain durant une fête dans un théâtre d'état. Mais pourquoi chicaner un film qui se présente enfin avec un solide fil conducteur au service d'une action humaine parfaitement mise en scène sans effets spéciaux électroniques et qui mérite amplement tous les prix qu'il a reçus ?

C'est une interview du réalisateur par Charlie Rose de la chaîne PBS qui m'avait poussé à aller voir cette oeuvre. Ma seule crainte maintenant que von Donnersmarck, après avoir mis autant de lui-même dans sa création, ne puisse recommencer. Parce que concevoir, produire, écrire et réaliser un film de cette ampleur est une lourde tâche, exigeant près de dix ans de la vie de cet homme. Bien sûr, Orson Welles en fit autant avec Citizen Kane, mais combien dans notre société super fluide contemporaine peuvent s'en tirer ainsi, même oser en faire deux ou trois, avec une autre histoire en main chaque fois ? Jamais, je l’espère, comme la répétition d’une espèce d’insipide épopée bovine titrée ‘Ruminator V’ dans le style Hollywood contemporain, bien qu’un jour il pourrait s’inspirer de La Postulante.

L’histoire est mille fois meilleure que celle du récent «Goodbye Lenin», un navet qui traite aussi de la transition politique de l’Allemagne de l’Est. Alors que le film de Von Donnersmarck est fait de noblesse et de dignité, démontrant que, même dans un système de totale perfidie, certains arrivent à conserver leur humanité et que ceux qui échouent, considérant la façon dont ils furent abusés et forcés, doivent être pardonnés. A l’exception des plus grands traîtres qui soient : les hommes qui dirigeaient l’état policier, des hommes non pas d’une conviction prévenante quoique rude, mais au contraire des brutes qui se fichaient du socialisme comme de leurs camarades. En fait, pas des hommes du tout, mais des pions autonomes, immoraux, sur un immense échiquier de pouvoir, jouissant d’être craints et toujours prêts à voler la femme d’un autre.

En plus du cadre ‘brechtien’ du « Berliner Ensemble » qui  inclut l’exceptionnelle distribution de talentueux comédiens dont les apparences coïncident si parfaitement avec leurs fortes et pourtant fragiles personnalités qu’on nous propose d’explorer, c’est un coup de génie de décrire le personnage principal, l’auteur dramatique Dreyman, non comme un prévisible candidat à l’évasion vers un opulent occident tant désiré, mais comme un homme totalement sincère dans son amour pour l’Allemagne de l’Est. Nous oublions souvent que dans les sociétés les plus répressives et les plus haïssables beaucoup demeurent de sincères patriotes, y compris de hauts fonctionnaires comme Wiesler, chef de la police secrète, la Stasi ; celui-ci étant finalement beaucoup plus humain que consciencieux, rien d’un Adolf Eichmann, alors qu’il aurait facilement pu l’être. Un témoin sans vie propre, qui en espionnant une famille en devient le membre inconnu et qui, par admiration et son amour muet, risque sa carrière en ne les trahissant jamais et allant jusqu’à faire finalement disparaître une preuve. Cet audacieux et imprévisible sacrifice est subtilement interprété par le taciturne Ulrich Mühle, aux émotions retenues qui ne masquent pas totalement la vacillante flamme de décence encore présente au plus profond de cet homme.

Mon seul regret est que la sublime ‘Sonate pour un homme bon’ de Yared ne dure qu’une minute ; musique dont la beauté tire les larmes du policier, et aussi les miennes. Et je ne vous dirai pas l’ensemble de l’histoire, le viol d’une épouse par un membre du Comité Central profitant de son pouvoir, l’émouvante étreinte de pardon d’un époux qui a deviné ce qui vient de se passer. Ou bien la vraie cause de toute cette colère ou de ce désir officiel---l’esprit beaucoup trop subversif de cette famille de théâtre, qui a besoin d’être détruit. D’où sa collaboration à un article d’un magazine occidental sur les taux de suicide est-allemands, donnant une mauvaise image de l’Allemagne de l’Est et donc un parfait prétexte à une action « corrective ». Nous parlons d’un article qui aurait pu être écrit sans peine à Hambourg et non d’un tapuscrit passé en contrebande, dactylographié sur une machine à écrire qui aurait facilement pu disparaître. Mais, bien sûr, nous n’aurions alors pas de film ni connaissance d’un royaume dont le fondement est établi sur la trahison et dont le peuple est chargé de pourvoir l’honneur, la fierté, la compassion et la miséricorde. Même lorsque la confiance entre un homme et une femme se trouve brièvement détruite par la brutalité administrative, incapable d’admettre même le suicide comme forme de contestation. Le baptisant ‘auto-meurtre’ ou encore frei-tot, mort-libre, rien à voir avec eux, vous pensez bien ; et ce mot, frei, libre, auquel ils refusent, ailleurs, toute signification.

La tension dans ce drame psycho-politique est palpable. Mais sa beauté absolue réside dans sa maîtrise à demeurer lyrique jusque dans la passivité de son dénouement : le personnage de Dreyman, phénoménalement interprété par Sébastian Koch, aurait au moins dû s’adresser à son sauveur policier, ayant découvert qui il est, ou l’approcher plutôt que de dédicacer son nouveau livre au numéro de code anonyme de cet officier de la Stasi, l’homme triste et oublié qu’il a reconnu dans la rue.

Alors, méfiez-vous du pays cruel où les machines à écrire et les caractères de plomb sont officiellement enregistrés et stockés; en termes contemporains : logiciels et imprimantes. Quoique, de nos jours, tout ce qu’“Ils” ont à faire c’est de couper l’électricité, autre facette du progrès, un peu comme s’asseoir sur la mauvaise chaise, quand à la merci d’une pression sur un interrupteur… l’un vit ou meurt.

Considérez ce film magnifique comme un puissant antidote.

 

 

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