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La planète mars a un paysage que des anciens intégristes ont laissés derrière, tout comme la tendresse perdue dans les vies de mon histoire

 

QUATRE HEURES MOINS LE QUART

 

(Quarter to Four)

 

de

Anthony Steyning

Juillet 2006 - Inédit

traduite par Raphaël Loison

 

Projetant dans son salon les longues ombres des vases posés sur ses fenêtres, un pâle soleil de fin d’après-midi perçait ses rideaux transparents jusque par-dessus la table ronde où elle était assise à écrire des cartes de voeux pour Noël. La fausse horloge Louis XVI ne sonna qu’un seul coup, il était quatre heures moins le quart. La Poste avait prévenu : les cartes devaient être postées avant le milieu du mois ou ne seraient pas livrées à temps, et elle en avait encore un certain nombre bien que la liste diminua chaque année au gré des déménagements, des morts ou des disparitions, principalement de vieux voisins, et que personne ne remplaçait. Des voisins qu’elle voyait ou avec qui elle parlait rarement le reste de l’année, mais le rite l’obligeait à leur envoyer ce morceau de papier rempli de ces vœux convenus bien que, pour certains, vivant à moins de cinquante mètres de là. Mais aussi quelques anciens collègues de son époque à la pâtisserie et du concessionnaire où son mari travaille encore, ou bien des gens qu’elle et son mari avaient rencontrés lors d’un voyage en bus ou de quelque croisière sur la rivière.

 

Elle avait finalement troqué sa radio pour un nostalgique appareil des années 50, se remémorant avec plaisir sa mère fredonnant l’air qui passait quand elle était petite et qu’elle lui permettait de faire ses devoirs sur cette même table au lieu de rester seule, à l’étage, dans sa propre chambre, froide, et où l’hiver, dormant, sa bouche laissait échapper des nuages de vapeur. C’était lorsqu’elles étaient seules à la maison et sa mère plus détendue : son père au boulot pour une fois, ou bien visitant les pubs où il faisait la loi et dirigeait des débats sur la religion, la politique ou les abus de pouvoir des entreprises. Sa mère prenant un jour de congé quand elle savait qu’il ne serait pas à la maison de la journée et donc hors de ses basques pour pouvoir faire ce qu’elle-même, leur fille, faisait maintenant au même moment de l’année, au début de Novembre. C’était l’heure à laquelle sa mère préparait le dîner au cas où son père rentrerait à l’heure de son dernier boulot, bien qu’ils prissent rarement leur dîner à 6h précises, comme tout le monde en ville, ce qui la chagrinait, elle, cette  fille, n’aimant pas être différente, comme si ce seul indice pouvait la rassurer. D’autre part, qu’il ait un travail ou non, son père était tout aussi capable de ne pas se montrer du tout, ce qui représentait pour elles des moments d’une courte mais inquiétante paix mais dont elles ne pouvaient jamais être totalement sûres que tard dans la soirée et donc finalement tout sauf apaisant. C’est pourquoi, plus tard, elle s’entendit si bien avec son propre mari, un homme plutôt stable et sensé. Elle s’en était bien assuré dès leur deuxième rencontre, scrutant le fond de ses yeux bleu clair pour déchiffrer ses pensées.

 

Aujourd’hui l’air était comme aminci, aussi mince que les rideaux transparents du salon, et un soupçon de chauffage. Dans la cuisine l’eau prête à bouillir pour qu’elle puisse finir de se préparer une petite tasse de thé. Elle venait juste de se rasseoir après avoir réglé la radio. Elle n’avait pas envie d’écouter les absurdités scientifiques qui avaient suivi la précédente émission, préférant quelque chose de facile et de familier, du jazz par Bing Crosby, démodé et lisse, ou encore mieux quelque chose de classique comme Strauss. Oui, une valse, comme les figures que pratiquaient les patineurs quand elle était jeune. Elle n’avait jamais eu une paire de patins à elle puisque personne ne voulait l’accompagner à la patinoire et attendre des heures pendant qu’elle apprendrait à danser. Et, à propos de science, bien sûr qu’elle savait que la lumière, tout comme les gens, est faite de matière et se déplace tout comme nous, juste beaucoup, beaucoup plus vite. Elle savait ça depuis qu’elle était une petite fille, quand, tard le soir, bien après avoir éteint sa lampe de chevet, des étincelles brillaient dans le noir de ses yeux fermés. Elle n’avait pas besoin qu’Einstein, un brillant animateur de radio ou qui que ce soit lui prouve. Pas plus maintenant qu’à l’époque, ces années que ses parents passaient à se disputer au rez-de-chaussée. Très intelligents ces deux-là, mais toujours à se disputer parce que son père buvait trop et ne manquait pas de mettre sa mère en colère qui le jour d’après restait le plus tard possible à son travail pour éviter ce genre de conflit. Elle était agent d’assurances et la sortit à elle, sa fille, de la maison et lui fit prendre une voie insipide dès qu’elle fut assez grande, ce qui explique qu’elle n’entamât pas d’études pour ne pas rester auprès d’un père tyrannique et colérique toujours entre une démission et un licenciement. A croire que celui-ci était incapable de supporter l’autorité alors qu’il n’avait visiblement aucun problème à l’administrer. Non que ce fut un si, si mauvais bougre, comme s’il les avait battues ou pire, c’est juste qu’il était si sérieusement absorbé par lui-même, sermonnant constamment sa mère, quand il n’était pas en train de la dénigrer, la vie ayant certainement été bien meilleure s’il ne l’avait pas épousée. Il était diplômé d’histoire, avait même enseigné quelque temps, mais son tempérament l’avait toujours fait trébucher : il adorait les problèmes et les causes à défendre mais considérait les gens comme des emmerdeurs, y compris sa femme et sa fille comme on s’en aperçut. La principale raison de son sentiment, à elle, leur fille, d’être un désagrément vivant, souhaitant si souvent être invisible pour que ses parents ne la remarquent pas. Maintenant, avec le recul, ceci expliquerait l’attitude de sa mère envers elle et l’aversion qu’elles développèrent toutes deux pour les gens brillants.

 

Et c’est pour ça qu’elle tournait autour de la radio en maugréant, comme sa mère le faisait, des sarcasmes envers Einstein, sa gravité et ses photons. Elle déteste être stressée par des questions de savoir, l’intelligence n’ayant pas mené son père très loin. A un certain point, elle a même arrêté de lire les journaux, en particulier celui où son père avait travaillé quelque temps avant de se faire virer pour avoir tenté d’organiser les employés de la rédaction. Bien sûr, elle n’est pas la première à conclure que l’expertise et la conscience génèrent l’angoisse, mais une des relativement rares qui, à cause de cela, vivent dans une bulle sous vide qu’elles se sont créé. Réduisant son monde à un minimum absolu et malgré un excellent cerveau, par gêne et délibérément, ne se permettant jamais d’être inspirée par quoi que ce soit. Pas vraiment bécasse mais plutôt comme une obsessionnelle nonne séculière qui aurait cependant réussi à se faire sauter et à se faire une fille à elle. Mais ne voulant toujours pas savoir ce qui se passe, se rappelant juste quelques noms comme cet Einstein ou bien qui est le Premier Ministre actuel, mais, pour le reste de ses informations, s’en remettant complètement à son mari qui est beaucoup moins intelligent ou à sa fille, celle-là qui reussit à s’évader et qui l’appelle environ tous les quinze jours. Ne votant même pas elle considère avec condescendance ceux qui le font. A vrai dire, elle n’a pas beaucoup d’estime pour qui que ce soit, ce qui la fait s’agripper à son sac à main qui contient peu d’argent lorsqu’elle se rend au supermarché. A pied, se comportant comme si le reste du monde est contre elle, comme si chacun est un criminel. Ne réalisant jamais que si elle s’est fait attaquer deux fois, c’est en conséquence directe de sa visible anxiété et que le chemin qu’elle prend n’y changera rien. Evitant les chiens et les autres piétons, ou tout autre personnage louche et anonyme allongé sous une voiture faisant certainement semblant de réparer son pot d’échappement ou quelque autre nom qu’ils donnent à ces trucs. Car elle ne sait pas, délibérément vierge de la moindre astuce venue de la rue, qu’un bon voleur repère ses proies, allant dans le métro jusqu’à afficher des panneaux « Attention aux pickpockets », observant ceux qui d’un geste vérifient la présence de leur portefeuille, révélant cet emplacement et simplifiant le travail du malfaisant qui se rue pour la prise juste avant que les portes ne se ferment. Résultat : s’agripper à un sac qui ne contient aucun secret d’Etat ne sert à rien avec ces gars-là.

 

Elle peut bien sûr être maligne mais aussi terriblement innocente, dit sa propre fille. Celle qui a renoncé à faire les courses avec elle avant de déménager arguant qu’elle n’achète jamais rien, n’aime pas les foules et se contente de s’accrocher à son bras. Et alors, il y a quelques mois, elle a déménagé dans une autre ville pour ses études, ce qui ne lui plaît pas du : pourquoi cette gamine ne pourrait-elle pas rester à la maison et se trouver un homme simple qui la protégerait et lui assurerait le quotidien. Un homme qui hèlera un taxi pour elle quand le temps se gâte, ou l’accompagnera une fois par an pour un voyage dans un endroit tranquille à des dates fiables, par train, jamais par avion, avec des places réservées, pour des vacances où avec un peu de chance ils rencontreraient des gens tranquilles comme eux, des gens qui ne parlent pas trop, qui seraient à l’heure pour le petit déjeuner, avec des assurances au cas où quelque chose n’irait pas afin que personne ne se retrouve coincé pour les aider. Car ce n’est pas ces « études » qui risquent de lui apporter le bonheur, même si son secret espoir est qu’elle puisse trouver là... un mari. L’ambition ou le côtoiement d’intellos grossiers, pour elle même des sornettes et indigne d’une femme bien, quelque chose que, pour ces raisons, elle ne daignerait jamais considérer. Mais pourquoi sa fille semblait suivre l’exemple de son grand-père elle ne pouvait se l’expliquer. Le vieux l’avait plaquée un jour, sa propre mère se remariant bientôt avec un autre agent d’assurances et s’occupant à peine d’elle. Le père avait peut-être espéré qu’elle serait un garçon, de toute façon les deux parents s’accommodèrent du constat que ce qu’ils avaient créé ensemble était une enfant plutôt sans intérêt mais aux yeux magnifiques qui, à sa façon tranquille, était capable de s’occuper d’elle-même. Cet enfant aujourd’hui mère elle- même d’une fille à l’esprit contrariant, et se sentant néanmoins satisfaite que celle-ci ait fini de l’appeler par téléphone comme d’habitude et semblait aller assez bien là où elle habite.

 

Elle réchaufferait un peu l’eau qui restait pour se faire une deuxième tasse de thé dans dix minutes. Sa fille, qui avait grandi tellement plus vite qu’elle, avait téléphoné à 15h tapantes comme elle le fait chaque jeudi sachant que c’est son jour des courses, qu’elle rentre à 14h30, laissant trente minutes pour défaire les paquets, ranger la nourriture, disposant chaque chose avec soin sur les étagères et dans le réfrigérateur, pliant les sacs pour qu’ils puissent être réutilisés. Tout est dans la frugalité et la ponctualité la satisfait également, c’est si évident. Elle pense, à ce propos, que mère et fille se ressemblent parfaitement. Il ne semble pas lui venir à l’esprit que ces habitudes font enrager la jeune fille qui éprouve tant de mal à se rappeler toutes ses bizarreries et qui appelle aussi pour indirectement dire bonjour à son père, dont elle sait qu’il arrive sans doute à la maison à 18h30, directement du train de 18h. Simplement pour se débarrasser de la corvée, le couple dînant un peu plus tard que leurs concitoyens, mais au moins cet homme-là apparaissant à l’heure où on l’attend, elle n’a pas d’inquiétude à se faire, elle insistait. Une jeune fille si gentille après tout, si attentionnée envers eux, bien qu’une fois elle les avait terriblement contrariés en n’appelant pas de l’après-midi parce qu’elle avait acheté une bicyclette. Aucun d’eux ne comprenant pourquoi elle n’avait pas pu acheter une bicyclette avant 15h ou un autre jour, mais c’est bien typique des jeunes, de ne pas être tout à fait responsables. A part cet unique incident la jeune fille appelant un jeudi sur deux, qu’il pleuve ou que le soleil brille, et pour tous les deux c’était leur meilleur jour, car leurs plannings ne leur permettaient aucun autre moment de la semaine, son père restant discrètement en arrière-plan sauf lorsqu’un événement bouleversait cette routine et qu’il se trouvait entraîné dans l’arène, comme lors de l’incident de la bicyclette. Tout de même sa fille semblait toujours impatiente, déjà beaucoup trop , mais les choses devaient être planifiées, même les coups de téléphone, sinon tout devenait chaotique et nerveux et incontrôlable et elle, sa mère, avait du mal avec ça. Elle n’avait jamais travaillé dans un bureau ou tout autre endroit agité, elle n’était pas conditionnée pour ce type de circonstances et ne tenait pas à l’être de toute façon. Les pâtisseries étaient tout qu’elle avait jamais eu à gérer, une à la fois et complètement indépendant de tout délai.

 

« De ton point de vue de recluse, que penses-tu de l’humanité ? » avait plaisanté sa fille une fois, et elle s’était sentie blessée, tout à fait la petite fille de son grand-père cette fois-là, excessif, et même un peu commun comme lui. Ne comprenait-elle pas que les choses se déréglaient dans l’improvisation, car elle avait très bien compris à quoi la gamine avait fait allusion, sa précision en tout. De toute façon, elle sentait bien qu’elle avait raison, les choses ne marchaient jamais droit dans le désordre. Comme lorsque le laitier était tombé malade et que son remplaçant temporaire n’apparaissait jamais à la même heure. L’homme, pas le remplaçant, manquant perdre sa main dans un accident de la circulation et le petit garçon lui servant d’aide manquant se faire tuer : c’était une période horrible, elle ne savait pas quoi faire, deux fois elle n’eut pas de lait pour son café et une fois les yaourts avaient été ratés.

 

Elle sait que son mari aura faim quand il arrivera, deux tranches de pain avec du jambon et du fromage et une pomme ne lui suffisaient pas, mais il ne pouvait pas emporter plus à son travail car un plus gros paquet ne tiendrait pas dans sa serviette et porter un sac supplémentaire interfèrerait avec son parapluie. Aujourd’hui ils mangeraient deux petites côtes de porc avec des épinards et des pommes de terre, comme ils le faisaient tous les jeudis. Elle lui avait acheté une petite bouteille de bière pour lui faire une surprise, elle attendait avec impatience de voir le plaisir éclairer son visage lorsqu’il s’assiérait, se demandant pourquoi elle ne le faisait pas plus souvent. Elle avait tout préparé pour qu’ils puissent se mettre à manger tout de suite. Un peu plus tard, il devrait nettoyer son trombone pour la répétition de samedi matin avec l’orchestre de l’armée de réserve dont il était devenu membre quand il était encore adolescent. Elle avait mis un vieux journal sur le bord du lit où il faisait ça et où la dernière fois il avait mis tant de désordre. Comme ça, elle éviterait d’avoir de la graisse sur le couvre-lit, car ces instruments étaient toujours graisseux, en particulier l’embouchure, et elle détestait ça. C’etait un journal d’il y a 5 ans qu’elle avait gardée elle ne savait plus pourquoi, elle n’en ramenait jamais à la maison, qu’est-ce qu’elle avait à faire de ce qui se passait à Belgrade ou à Birmingham. Ils avaient une housse en plastique sur le sofa mais sur le lit et un truc pareil l’instrument n’arrêtait pas de glisser, d’où le journal. Ils n’avaient pas d’atelier ou de pièce de loisir ou quelque chose comme ça, et de toute façon ça jurerait avec le reste de leur intérieur propret et bien rangé pour lequel ils avaient épargné toute leur vie. Sa fille ne s’intéressait guère à toutes ces précautions qu’elle ne comprenait pas, bientôt ce serait son anniversaire, elle était contente d’avoir trouvé au supermarché une carte avec un beau poème pour elle, et elle la posterait samedi matin pendant que son mari serait à l’arsenal, occupé à jouer de son instrument bien qu’il pourrait aussi la poster en y allant.

 

Dieu merci, il cirait ses chaussures d’uniforme, les laissant dans un sac en plastique accroché à l’extérieur de la porte de la cuisine. Elle n’aimait pas cirer les chaussures, ce qui est étrange puisqu’elle passe toute la journée à nettoyer pratiquement tout le reste dans la maison. Sauf les jeudis après-midi quand elle fait ses courses à l’épicerie, attendant ensuite le coup de téléphone de sa fille lorsque c’est la bonne semaine. La semaine dernière, elle a savonné toutes les portes de placards et rangé tous les vêtements d’été, demain elle passerait l’aspirateur dans tout l’appartement et elle espérait que le temps se maintiendrait pour qu’elle puisse ouvrir les fenêtres et en essuyer l’extérieur à l’ammoniaque. Ce serait bientôt l’hiver et elle serait encore plus coincée à l’intérieur et si les fenêtres étaient trop encrassées et qu’elle ne pouvait pas regarder dehors, qu’est-ce qu’elle ferait ? Quoique… qu’y avait-il à regarder dehors, elle devait bien l’admettre. Le lavage de ses rideaux était prévu juste après le Nouvel An, elle passerait des jours à les repasser, ils étaient si délicats, mais à part ça ? Programmer leurs vacances de printemps ?

 

Son mari n’en a pas le temps avec son travail de responsable des pièces dans une grande concession automobile de l’autre côté de la ville, résultat c’est toujours elle qui doit tout faire. Cela l’angoisse rien que d’y penser. Les amis qui avaient voyagé avec eux l’an dernier se sont décommandé en disant qu’à moins d’un imprévu ils n’iraient nulle part l’année prochaine. L’imprévu ? Comment pouvaient-ils vivre ainsi ? Elle trouve ça bizarre, surtout que ce sont des gens si merveilleux, pas une seule fois en retard. La seule chose qu’elle n’aimait pas, qu’ils amènent un petit chien. C’est un fait qu’ils semblaient vraiment adorer l’animal, le promenant trois fois par jour, à exactement 9h37 le matin, puis 14h37 l’après-midi et enfin 20h37 le soir. Ce qu’elle admirait, mais elle eut du mal à comprendre la remarque de sa propre fille à leur propos. que si elle était ce chien elle se serait suicidé à une heure incongrue, aléatoire, par exemple à 9h37 du matin.

 

Quelle drôle de fille, que voulait-elle dire par là ? Des fois, elle n’arrivait pas à saisir ce qui la travaillait ! Enfin, si exacts ces gens, et maintenant ils misaient sur l’inconnu ? La planification faisant partie de ses gènes, elle ne pourrait pas vivre comme ça. Peut-être changeront-ils encore d’avis, et les accompagneront-ils encore la prochaine fois. L’homme est assistant-comptable et un tantinet casse-cou. Il a un vélo tout-terrain et porte un casque, délaissant la piste cyclable de l’immense parc de la ville, slalomant dangereusement entre les arbres, revenant quelquefois à la maison maculé de boue et couvert de feuilles et de tiges, en particulier lorsqu’il a plu. Un peu étrange de sa part, mais nous avons tous nos bizarreries, sauf elle, pense-t-elle. Et elle ne sait vraiment pas comment sa femme supporte ça, rentrer à la maison crotté comme ça. Et si il a un accident et rentre dans un arbre ? Mais la femme est elle aussi un peu débridée, prenant quelquefois le bus toute seule pour descendre en ville, prenant un thé et un gâteau n’importe où, sans aucune crainte ! Elle n’arrive pas à imaginer où ces deux-là ont bien pu se rencontrer, mais elle est sûre que ce n’est pas à l’église. Probablement dans une cafétéria, pense-t-elle, frissonnant à cette pensée. Il sont gentils mais pas très brillants. Ils ne savent probablement même pas qui était Bismarck. Créateur, dans l’Allemagne récemment réunifiée du XIXe siècle, du premier système public de retraite dans le monde. Un geste humanitaire, vu les temps difficiles que traversaient les gens âgés de cette époque. Elle se souvient de son père rabâchant à ce propos quand il était à jeun. Ajoutant que ce programme était tout à fait ridicule, démarrant à soixante-cinq ans alors que la moyenne d’espérance de vie des Allemands était de quarante-neuf... Son père savait beaucoup de choses, lui parlant presque comme à un garçon, jusqu’à ce que sa mère lui dise de la laisser tranquille, de ne pas l’embrouiller avec des faits inutiles, craignant qu’elle ne devienne comme lui. C’était le moment où il disait qu’il aimerait être partout où on ne l’attendait pas : elle reconnaissait bien ce désir de s’évader qu’elle avait hérité de lui. Jusqu’à habiller son mari comme son père à elle, à l’ancienne : il ne quittait jamais la maison sans un chapeau, une cravate bleue et une chemise bleue sous un costume anthracite. Responsable du stock et soigné par elle : à son travail chaque pièce parfaitement indexée et rangée, récoltant des compliments quotidiens, selon un système conçu par elle après ce jour désastreux où il avait subi les foudres d’un important client retardé parce que sa Mercedes n’avait pu être réparée faute d’avoir pu trouver les pièces nécessaires. Plus jamais ! Le jour où son mari était rentré et lui avait raconté ils n’avaient pas dormi mais elle avait fini par trouver un remède à leurs souffrances. N’était-elle pas le cerveau de la famille et elle le prouverait un jour à sa fille avide d’éducation ? Le bon sens mène le monde, la simplicité le soulage. Elle n’en doute pas, ayant toujours tout démêlé. En dépit de sa fille qui l’accuse d’être bien trop sûre de ses méthodes, de tenter d’être une preuve vivante que la méthode légitime tout acte, bien que ce ne fût pas du tout le langage que sa fille avait utilisé et qui l’avait sérieusement choquée.

 

« De quels ‘actes’ parles-tu ? » avait-elle demandé « Maman, tu ne connais pas la signification de ce putain de mot » avait hurlé sa fille, sortant rageusement en claquant la porte derrière elle. Mais elle préférerait ne rien avoir à faire avec cette vitalité incontrôlée, annulant cette incompréhensible capacité de rébellion en la mettant sur le compte de son âge, sachant si bien tout annuler et pousser bien loin, une de ses plus grandes qualités pourrait-on dire. 

 

Elle avait rencontré son mari à la pâtisserie où elle travaillait quand elle était jeune fille. Une cliente plus âgée l’avait complimentée sur ses beaux yeux et se mit à lui poser d’innocentes questions personnelles : d’où venait-elle, que faisait-elle à Noël, s’il lui arrivait d’aller à la plage avec des amis, pour finir par venir un jour accompagnée de son fils. Il n’avait pas ouvert la bouche, restant sagement derrière sa mère, les yeux fixés sur ses chaussures jusqu’au bout. Apparemment, le jeune homme devait avoir quelque 5 ans de plus qu’elle, mince et un peu plus grand, il portait des lunettes. Il travaillait à cette concession automobile pas loin, un week-end sur deux il avait l’autorisation de conduire une voiture de démonstration, de 10h du matin à 3h de l’après-midi quand un collègue marié prenait le relais. Ce qui n’était pas idéal car en tant que cadet de l’armée de réserve et trombone de la fanfare de son unité il devait répéter jusqu’à 11h du matin, y compris le samedi. Si bien qu’il perdait une heure de conduite une semaine sur deux ; mais puisqu’il était seul et qu’il n’avait à conduire que sa mère qui n’appréciait guère les promenades en voiture, l’idée naquit qu’un jour peut-être elle pourrait accompagner le timide responsable des stocks. Elle était de congé le samedi car elle remplaçait une autre vendeuse le mercredi après-midi.

 

C’est ainsi qu’un jour elle promit d’accompagner la paire mère-fils pour une petite excursion jusqu’à un promontoire au bord de la rivière samedi matin à 11h30, ce qui lui laissait le temps de passer chez le coiffeur à 9h. La mère du jeune gentleman avait si souvent insisté qu’il n’y avait plus moyen d’y échapper, et, par respect des convenances, elle les accompagnerait, mais cette fois seulement, car elle avait beaucoup d’autres choses à faire ce jour-là. Ils étaient rentrés assez tôt  car la voiture était attendue mais pas avant d’avoir passé quelques moments relativement agréables à compter les navires en route vers le large qui passaient devant la petite gargote devant laquelle ils s’étaient garés puis assis. Elle les impressionna beaucoup en citant les pavillons qu’ils arboraient, indiquant leur port d’attache, de quel pays ils venaient et vers quel pays ils se dirigeaient, car ils ne s’attendaient pas à ce qu’une vendeuse en pâtisserie possédât de telles connaissances. Mais bien que ses parents ne s’entendissent pas, ils étaient tous les deux très bien informés et elle avait beaucoup appris d'eux lors de leurs exceptionnels moments d’harmonie.

 

La mère et le fils l’avaient regardée avec respect lorsqu’elle avait ajouté que le mystère de ces navires la fascinait, mais il y avait longtemps de cela, elle s’était calmée depuis, et avait fini par épouser le garçon principalement parce qu’il ne buvait pas et ne la contrariait jamais et puis elle n’avait pas parlé avec beaucoup d’hommes avant excepté ceux qui achetaient des meringues pour leur petite amie ou leur épouse et qui regardaient ses jambes par dessous quand elle leur tournait le dos, de l’autre côté du comptoir, enveloppant leur achat dans un joli papier. Ses jambes étaient un peu fortes du fait de rester debout dans la boutique, mais elle ne pouvait rien y faire et à cette époque le port de pantalons n’était pas toléré. Certains de ces hommes feignant ou laissant entendre qu’ils aimaient ce qu’ils voyaient, d’autres cachant le fait qu’ils avaient jeté un coup d’oeil, mais la plupart lui laissant l’impression qu’elle avait les jambes trop grosses ou en arceaux, ce qui n’avait pas augmenté sa confiance en elle. Mais maintenant elle était plus équilibrée, plus confiante, et de toute façon n’avait plus jamais porté de jupe après son mariage.

 

« J’aimerais avoir quelqu’un à conduire ! » avait dit son futur mari, les yeux baissés, parlant de la voiture, ce qu’elle interpréta comme « Je veux quelqu’un dont je serai le pilote » et sachant combien il était timide et elle intelligente, elle prit son exclamation comme une maladroite demande en mariage.

 

« J’accepte ! » avait-elle dit, « Mais pas d’animaux ! »

 

Les animaux lui faisaient peur et après avoir travaillé hygiéniquement si longtemps dans cette pâtisserie elle avait acquis une aversion profonde pour les cheveux tombés. Elle ne voudrait pas

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