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Psaier, Psmith et Prufrock, associés à Warhol, Wodehouse et Eliot! Alors, c'est dans le P que se trouve le secret, tout comme dans le cas de PvanWestrenen et son art.

'Le Penseur au Parc', 2005, huile/gesso/medium sur toile, 112x120 cm de Van Westrenen, à vendre de la collection de l'auteur pour US$ 5000, plus transport

 

Nouvelle Littéraire

SISYPHUS REX

 

(sous-titre : Dompter la bête)

 

Fable contemporaine à double mythe

 

(inédit)

De

 

 

Anthony Steyning

 

  

Assis sur un des sièges les plus proches du paradis, dans les hauteurs de la structure du monde, le spectateur ne pouvait en croire ses yeux et ses oreilles : la scène tout en bas, un labyrinthe habité non seulement par le bestial Minotaure mais pour la première fois par un roi.

 

Le plein jour éclairait cette scène de Knossos entre la luxuriance de la montagne et le doux bruissement marin d’un éclat dont seule jouit l’île de Crète. Et le spectateur observait cela dans l’ombre, dans le demi-jour presque obscur de l’épais feuillage protecteur d’un olivier. Incrédule il voyait se dérouler sur la scène ce qui l’avait toujours préoccupé, chargé d’une curiosité inquiète, une sorte de faim attisée par les voix oppressantes de ses ancêtres. Des voix tentantes mais incapables de faire taire la sienne, sa bouche sèche, pleine de soif, lui refusant de porter leurs paroles liquides  à ses lèvres. Il ne savait pas lire et ne savait pas écrire mais sa mémoire et son innocence étaient aigues. On a qualifié de géniales les capacités de l’homme à observer et retenir ce qui se passe, mais pas nécessairement ce qu’il en fait. Quoi qu’il en soit, il savait que cette scène était improbable et pourtant si réelle car il pouvait presque sentir l’haleine fétide de la bête, se demandant comment son corps d’homme arrivait à soutenir cette tête hideuse, impérieuse de taureau.

 

Le roi Sisyphe, car c’est son nom, avait pénétré et exploré le labyrinthe comme si de rien n’était, sans crainte du Minotaure, meurtrier assoiffé de sang, car il avait déjà trompé la mort et s’en etait tiré pratiquement indemne en bernant Perséphone, reine du monde souterrain, mais ayant fini par en payer le fameux prix maintenant connu de tous les hommes. Car c’était un goujat ce roi de Corinthe, baratineur et souvent cruel lui-même, comme le spectateur l’avait entendu dire. Il avait bien mérité ce châtiment, pousser ce lourd rocher en haut de la montagne, qui, chaque fois, redescendait manquant l’écraser avant qu’il atteigne le sommet et une supposée authentique immortalité. Car avec ou sans dieux certaines valeurs comptent en ce monde, non négociables, ça, le spectateur l’avait compris. Non négociables pour un coquin ou pour un roi, et Sisyphe était les deux. Cet homme n’avait-il pas volé et tué d’innocents voyageurs par intérêt alors que toute vie est précieuse ; la vie est tout, un absolu qui ne peut être le sujet d’une appropriation ou d’un compromis ? Ne laissant d’autre choix, aucune autre demi-mesure à ses victimes que l’attaque et la seule situation où c’est tout ou rien : chacun doit se défendre en cas de réelle agression, et non lorsqu’on l’imagine ou qu’on nous le dit. Cette dernière hypothèse étant d'une extrême disproportion.

 

Le spectateur savait que la pièce ne durerait pas toujours, les sables mouvants du temps absorbant, lentement mais sûrement, absolument tout. Ces acteurs qui ne seraient jamais admirés, simples servants et interprètes, déroutés par leur propre rôle, comme ces accros du tatouage en quête d’une quelconque forme d’identité et leur évident problème que n’importe quel masque leur conviendra, assumant des identités sans en porter leur propre poids de conscience ! Si peu de gens comprennent que l’identité est un non-sens, hérédité ou non, que seule l’individualité compte. A moins d’être convenablement humble bien sûr, et donc… tous trop réels après tout, mais ce rôle s’échappant à pratiquement tous. Alors, une fois de plus, était-ce vraiment un spectacle, et ces acteurs de vrais comédiens ? Or n’avait-il pas humé l’haleine du Minotaure dévoreur de chair ? Ecouté ses rageurs mugissements taurins et l’expression érudite de la soif de pouvoir du Roi Sisyphe servie par une royale duperie et une langue de patricien ? Ne niait ce dernier pas toute mauvaise intention, selon lui présent au cœur du labyrinthe uniquement pour calmer la bête ? Essayant de deviner l’origine de toute cette faim taurine , cet appétit si puissant qui formait le cœur de toute son existence ? Et de là où il siégeait dans l’ombre quasi-ténébreuse, le spectateur n’avait-il pas, finalement, vu les corps suralimentés de ces deux-là, alors qu’en général les acteurs sont pauvres et plutot maigres?

 

Le spectateur portait dans son pantalon une dague chaude et protectrice depuis qu’il était devenu homme. C’était lui qui lui donnait sa chaleur tout ce temps car seule ou en mauvaise compagnie une lame reste froide glacialement. Il ne l’avait jamais utilisée et se demandait souvent pourquoi ils lui l’avaient donnée ; solennelle elle restait à sa place. Sauf une fois quand il avait voulu justifier son existence en l’utilisant furtivement, la sortant pour la première fois et la posant sur la table devant lui pour en disséquer le sens et les formes qu’un autre avait créées, pour en saisir le mal exquis et cette idée le terrorisa car il pût sentir la douleur qu’elle infligerait non seulement aux victimes mais au nombres d’âmes qui leur sont liées. Ce fut un moment comme tous les vivants en affrontent, lorsqu’un mystère s’est fait trop envahissant, et qu’ils doivent, n’étant ni des animaux ni des goujats, se définir eux-mêmes en posant la question : qu’est-ce que cela veut dire ? Car être c’est questionner. Et lui non plus ne pouvait repousser ce moment, ayant enfin appris comment écouter son propre cœur, un accomplissement en soi. Mais c’était il y a longtemps ; il se rappelait son absence de conclusion, remisant finalement la dague dans son pantalon où elle resterait depuis, et au cas où.

 

« Charmante résidence que vous avez là ! »

 

« Vous êtes culotté ! » répondit le Minotaure « Je suis médusé ! »

 

« Je sais que vous l’êtes. Puis-je m’asseoir ? Vous ne pouvez pas me faire du mal, j'ai déjà visité l’Hadès! »

 

« Ah, un bluffeur ! qui êtes-vous et que voulez-vous ? »

 

« Vous me repoussez et vous m’attirez. Je suis venu pour vaincre, pas pour tuer, bien que je suis tout à fait prêt à me défendre ! »

 

« Je ne suis pas un combattant, je remplis mon estomac, me nourrir mon seul besoin… ! »

 

« Je suis ici non pour guider vos victimes en dehors de ce labyrinthe… »

 

<Pure perte, vous êtes bien trop en retard. Ici, là, partout sont leurs os ; en fait j’ai énormément faim encore une fois. »

 

« …mais pour vous guider vous-même vers l’extérieur, cher Minotaure médusé ! »

 

« Qui ? Moi ? Sortir d’ici, de mon labyrinthe ? Etes-vous dérangé ? »

 

<La conquête du cœur est le plus noble des arts, une entreprise pour de véritables seigneurs, c’est ce que j’ai réalisé récemment. Et viser non à subjuguer mais à libérer est une tâche des plus difficiles lorsque l’objet de cette entreprise n’est pas encore un homme ou un homme qui ne se rend pas compte qu’il est une victime lui-même, ni favori ni compagnon, quelle tristesse, de ses propres dieux. »

 

Le spectateur, témoin sur le bord de son siège, reconnut immédiatement les contours de son propre dilemme, la dague, dont le poids dépassait le contenu métallique, de plus en plus lourde au fil du temps. En fait, il ne savait pas comment il l’avait gardée immobile toutes ces années, tant la force anti-gravitationnelle qui l’aspirait vers le haut était forte, étrange et étonnamment sélective. Mais, pensa-t-il, la gravité sélectionne et choisit avec une obstination quasi-humaine, sachant combien l’homme est entêté à la faute, incapable d’abandonner une idée à laquelle il s’est fié, même si cela lui occasionne parfois de la souffrance. L’homme qui, à la fin, jamais au commencement, lève le menton et les yeux, la proximité d’un problème n’étant pas du meilleur conseil. Ou bien la gravité s’amusait-elle, plus inconstante que sélective, plus aléatoire que notre homme pouvait le penser ? Mais pourquoi la gravité s’appliquerait-elle moins fortement sur la dague d’une personne qui se dresse si aisément, plutôt que sur son menton, l’empêchant de regarder plus loin et d’élargir sa vision ? Pas neutre cette attraction, parfois bonne, parfois mauvaise. Il réalisait soudain que ce n’était qu’un camouflage inventé par ceux qui vivent bien de la menace, prétendant que la dague n’est que cérémonielle, ostensible pour conjurer le mal et se défendre, mais en réalité, et si peu subtilement, le provoquant. L’autre question étant : qui définit le mal et qui le premier considère  l’usage d’une arme ancienne ou moderne comme une bonne idée ? Le pouvoir toujours embusqué à l’arrière-plan, car celui qui domine est libre de se déployer, le soumis et l’indifférent destinés à être captifs : le public rien qu’une commodité, un accessoire présent uniquement pour que celui-là puisse vivre la vie qui lui plaît au détriment de l’autre.

 

Mais n’ayez crainte, car la tête de notre spectateur, à cette attentive écoute, s’était intuitivement relevée. Comme il ne pouvait ni lire ni écrire, c’est tout ce qu’il avait, tout ce qu’il pouvait faire, mais crânement. Une fois de plus, la gravité, bonne cette fois, ; « gravitas » signifie littéralement « poids » et poids signifie « sérieux », non ? Il avait amoureusement caressé sa dague aussi loin que remontent ses souvenirs, le sécurisant, mais l’intimidant aussi, et même l’effrayant ; et peut-être était-elle également la raison de sa présence ici, écoutant et regardant la mise en scène de son dilemme. Il pourrait jurer que la dague avait ronronné comme un chat paresseux, un chat qui n’avait jamais chassé, un chat bien nourri, mais une lame, comme lui-même se demandant finalement ce que leur symbiose signifiait. Encore qu’il y eut une grande différence : les personnes ne se fabriquent pas elles-mêmes, mais elles fabriquent des dagues et donc en sont responsables. Il ne souhaitait pas explorer la question de savoir si, les gens ne se produisant pas eux-mêmes, qui que ce soit qui avait créé l’homme était responsable de ce qu’il perpétrait. Cela signifierait alors que l’homme pouvait se laver les mains de tout et suivre n’importe quelle idée lui passant par la tête sans aucun sentiment de culpabilité. Un jour, quelqu’un faisant l’erreur, réveillant soudain toutes les dagues endormies le long de cuisses autrement tranquilles, car l’homme n’est pas seul et c’est précisément pourquoi il possède une dague et l’homme doit s’en accommoder ou bien faire souffrir et souffrir, ce qu’il ne fait plus les mains nues. C’est ce qui troublait le spectateur qui se demandait comment Sisyphe et le Minotaure pouvaient se survivre l’un à l’autre. Restait une question qui s’impose : Sisyphe portait-il un couteau ? Notre spectateur le vit un moment faire un geste vers sa poche, mais sans résultat, ou peut-être délibérément imprécis !

 

Le Roi avait entendu dire qu’un jour, un autre jeune seigneur, Thésée, viendrait et tuerait l’effrayant Minotaure qui en était arrivé à dévorer tous les neuf ans de jeunes garçons et filles offerts en sacrifice, son appétit augmentant sans cesse comme il se doit avec les monstres insatiables. En ce jour de risque calculé, Sisyphe cherchait une forme de rédemption pour ses fautes et toute la colère qu’il avait provoquée. Notre spectateur commence, lui, à comprendre que se sacrifier pour que d’autres vivent est une autre paire de manches que de se sacrifier pour détruire des innocents au nom d’un rêve qui s’y pervertit. Sur un autre plan le dit Thésée avait lui aussi soulevé un rocher, tout comme Sisyphe, bien que ce ne fut pas une punition mais pour prouver sa force et trouver sous le rocher sa récompense, les armes qui lui serviraient à conquérir et à régner.

 

Le spectateur entendit Sisyphe dire : « Ou tu viens avec moi ou Thésée te massacrera. Et arrête ce stupide rugissement de bête, ce grognement impertinent, le son est impuissant, le silence est le pouvoir, la prospérité est dans le secret ! »  Et le spectateur l’acclama. Cet homme est grand, puissant, qui a remarqué la voix sonore de l’impuissance chez les hommes plus petits que lui. Il s’était remis à caresser sa dague cachée, c’est tout ce à quoi il pouvait penser pour le moment, étudiant intensément la réaction du Minotaure, admirant de loin la conversion de Sisyphe à une tactique d’action par la parole plutôt qu’une action directe. Se demandant encore s’il pourrait jamais dresser sa dague, s’il arriverait à la lever ne serait-ce que pour la poser sur la table, si le roi réussissait à neutraliser la bête par persuasion, par la parole. La garantie pour le Minotaure, une vie normale, une véritable liberté : peut-être aussi un devoir sans fin, comme celui de pousser un rocher en haut d’un mont, mais qui ne serait plus absurde. Parce que la beauté se trouve dans la découverte de ce que l’on a, pas de ce que l’on désire. Il souhaitait pouvoir à apprendre à écrire cette histoire un jour, raconter aux autres comment sa dague l’avait hypnotisé, révélant toute la force gisant en lui, la force de ne pas la brandir, de ne pas la réveiller, de la laisser ronronner comme un chat. Répétant mentalement l’histoire qu’il connaissait déjà, celle du roi Sisyphe devant pousser son rocher ou mourir, faisant le parallèle avec ses propres doutes sur ses options. Son histoire suffisamment importante, ou pas, de croissance ou de mort, d’existence opposée au néant, et, tout au contraire, de vivre et de laisser vivre, un tout autre accomplissement. Et il y a une monumentale différence entre ces composantes, car en doutant de la valeur de la vie, en n’y souscrivant pas… on s’en est déjà éloigné. Mais pour où, sinon une destination dont notre spectateur ne sait pas grand-chose, excepté ce qui existât en ces esprits anciens, ces esprits autres. Un lieu abstrait, un lieu d’éternel bonheur, assurent-ils, mais un lieu qu’ils semblent contrôler, encagé comme un bel oiseau. Un lieu sans dagues, pour sûr, mais si on se sert de quelqu’un pour l’atteindre, la cage s’en trouve ouverte et l’oiseau envolé. Persuasion devrait être l’autre nom de cet oiseau et un trésor à chérir, et non le prisonnier d'un seul. Tout cela devenant plus clair, maintenant que les choses étaient dans leur pleine lumière… il y a ceux qui persuadent, et d’autres qui asphyxient la persuasion, beaucoup trop impatients, enclins à la menace, gagnant du temps en brutalisant leur voisin. Ne comprenant pas qu’en tuant le monde pour le posséder, tout en réclamant leur seul droit à l'au-delà, prétendre, en somme, d'être les propriétaires non-seulement de la vie mais aussi de la mort, est un paradoxe indéfendable et à la fin une malhonnêteté totale. Alors, où tout cela le laisse-t-il, notre témoin, notre spectateur, sinon aux mains du roi Sisyphe, un noble si peu noble, qui, dans le passé, a péché mais revivrait encore dès qu’il aurait dompté la bête ? Toutefois, un dernier doute : le roi, oui ou non, portait-il une dague ou une épée ?

 

« N’essaye pas d’imiter le malfaisant Apopis, l’ennemi de Ra le dieu soleil, le dragon démoniaque du chaos égyptien, symbole du mal, modèle des rois assoiffés de pouvoir et demi-dieux qui conduisirent des dizaines de milliers d’esclaves à construire des monuments à leur sanglante et souveraine gloire ! » continuait Sisyphe.

 

« Je ne suis ni de Babylone, ni de Memphis ou même de Thèbes-aux-cent-portes» répliqua le Minotaure sur la défensive, toisant prudemment cet adversaire arrivé par surprise.

 

« Alors, qui penses-tu être, mi-homme mi-bête, comme Anubis, fils d’Osiris, maître de la vie et aussi de la mort, moitié chacal, moitié homme ? Ou bien Apis, dieu taureau, incarnation du maître de toutes choses et puissant dispensateur du Ka, la force de vie ? »

 

« Je t’ai dit que je ne suis aucun des deux, ni d’Egypte. Comme la plupart, je suis ici pour calmer ma faim, pas plus, pas moins ! »

 

<Alors tout ce que tu souhaites c’est manger ? Mais sortir de ce labyrinthe n’est-il pas la seule et principale question ? Et pas seulement pour tes victimes… mais pour toi, tout autant ? Vagabonder librement, jouir d’excellents moments à pénétrer des femmes et des vaches consentantes, la différence minime à tes yeux, et le plaisir de tes deux mondes ? »

 

Le spectacle continuait, et les acteurs continuaient à être de simples acteurs, exceptée l’odeur de l’odieuse bête qui parlait si bien face à un roi dont les intentions restaient incertaines et qui, vu son assurance, pouvait bien avoir d’autres armes que sa langue. De sorte que pour le spectateur la question demeurait à un moment ou à un autre de posséder ou pas une dague, de se la faire offrir ou pas, de la brandir et de l’enfoncer ou de la brandir et de s’en servir pour la cuisine, de magnifier ou pas la beauté de cet acte, de la jeter ou pas, de la tourner contre soi ou pas, de l’utiliser pour amasser et acquérir ou comme un moyen de garder ses biens, ou de lui obéir comme si quelqu’un de plus puissant contrôlait cette foutue chose, quelque soit la décision dans quelque sens que ce soit définissant non seulement la personne mais aussi ce muet et courageux vieux monde. Ce monde magnifique à peine regardé, ce monde devant lequel plus personne ne s’arrête en admiration, ce monde désacralisé en faveur d’un qui reste à découvrir.

 

Tout cela n’est-il pas le seuil qu’on décide de passer ou non, consciemment, instinctivement comme un test pour savoir quel type d’animal on est ? Malheureux, destructeur et évasif ou noble, évolué et attentionné ? Parce que, en supposant qu’il n’y ait que quarante personnes sur cette planète, intelligentes, en bonne santé et parfaitement formées, qui ne se chercheraient pas des poux dans la tête, vivant à des milliers de kilomètres les uns des autres, ne pouvant menacer personne qu’elles-mêmes, comment ne pourraient-elles adorer ce paradis terrestre ? A moins d’être aveuglées par leur solitude et leur peur de la mort ? Aspirant à la vie même, pas à un bonheur artificiel ? Un sens béni de réelle humilité, de respect et de dignité, reflets de l’intense et absolue présence de la gravité, façonnant non leurs fantasmes, mais ces nouveaux esprits émerveillés.

 

Le spectateur pouvait voir le Minotaure, désespéré et se demandant quoi faire, grogner envers Sisyphe, grattant le sol de son sabot au seuil de son monde, car il avait le corps d’un homme mais, comme le diable, il n’en avait pas les pieds. Défié pour la première fois et la force en sa faveur mais l’énergie qu’il prodiguait à sa colère l’affaiblissant.

 

« Et bien, es-tu bête ou homme ? Tu devras te décider si tu veux en sortir avec moi. » dit Sisyphe au Minotaure.

 

Le spectateur, bien qu’il ne fût pas éduqué, pensa que le secret résidait moins dans la réponse, qui aurait pu être la répétition entêtée d’une ancienne disposition, et tout aussi bien un manque de véritable imagination de la part du Minotaure, que dans la nature de sa compréhension d’une simple question directe. Il vit le Minotaure hésiter et ruminer, réfrénant brusquement toute manifestation agressive. Le spectateur  se sentait vitalement concerné par le débat car il influerait sur sa décision de porter ou non son arme mortelle.

 

« Tu es seul. Et plein de colère parce que tu es le prisonnier en même temps que le gardien de ce labyrinthe, mais, pour sûr, il y a plus dans la vie que de dévorer des gens. On mange un bout par-ci, un bout par-là, assez pour continuer à profiter de la vie. Pourquoi tu ne te joins pas à nous et réalises que tu as le choix ? La découverte est la vraie substance de l’existence et tu t’en sentiras beaucoup mieux. Ne pas découvrir, ne pas délibérer, ne pas considérer, autant être mort. Si tu as un cerveau, si tu comprends ce que je dis, je te demande encore une fois : »es-tu homme ou bête ? » mais si tu ne réponds pas, un homme nommé Thésée te tuera demain de son épée, si, par auto-défense, je ne le fais pas moi-même ! » ainsi parla le Roi, avec un geste suggestif vers sa ceinture.

 

Sisyphe se rendit compte qu’il n’était pas l’homme qui peut définir la loi, mais qu’il avait à convertir la bête au fond de l’homme afin de regagner les faveurs des dieux. Le spectateur sentait que tout dépendait de la réaction du Minotaure debout devant le seuil. Etre bête ou ne pas l’être, là est la question, ricana-t-il nerveusement, bien que la situation fût sérieuse car il s’agissait du choix délicat entre mener une vie de stress, de danger et de douleur ou une vie de débat, de concession et d’idéaux partagés. Il se souciait aussi du roi Sisyphe, en première ligne, car où se situe le point au delà duquel quelqu’un doit tuer  quelqu’autre, même une moitié d’homme ? Qui, du groupe ou de nous-mêmes, trace cette ligne ? Et pouvons-nous ressentir la douleur de l’autre et continuer malgré tout, ou bien ne ressentons-nous rien, mettant nos sentiments de côté là où ils ne pourront pas nous peser ? Affirmant que sans eux nous échapperons à la douleur, qu’ainsi nous sommes plus fort, sans comprendre que cela nous renvoie à l’état sauvage, avec la gratuité comme un bonus d’épice ou de condiment. Un paradis perdu, pour montrer à notre témoin l’animal qui comprend où il vit et pourquoi il vagabonde, et vous saurez pourquoi il n’éprouve pas d’affection : parce qu’il ne peut pas ! Mais nous oui, et pour cela nous devons être fort d’une autre manière, prenant connaissance de nos sentiments et de la manière de les prendre en charge, avec un éternel et profond respect.

 

« Qui es-tu ? » dit alors le Minotaure « Personne ne m’a jamais parlé ainsi. Quelqu’un m’a fait ce que je suis, s’appliquant de plus à me maintenir ainsi, ayant besoin d’une bête pour détourner l’attention de leurs affaires. Je ressemble à cette bête, je joue ce rôle, je demeure cette bête et un joli labyrinthe m’a été offert pour me tenir occupé. Mais tout ce qu’ils veulent c’est un prix pour leur cupidité, et une récompense qu’ils puissent hypocritement montrer comme signes de dignité, d’honneur et de virilité. »

 

Le spectateur faillit en tomber de son siège. Cette bête avait parlé comme un homme, plus noble que les plus nobles, l’odeur fétide qu’il avait remarquée plus tôt s’était évaporée, envolée, le souffle portant désormais des paroles de profonde sagesse et d’éveil. Même Sisyphe en était troublé, car ce qu’il avait pressenti, la présence derrière la terreur du Minotaure d’un esprit peut-être plus vaste que le sien, se révélait juste.

 

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